La biodiversité, épisode 2 : faut-il repenser le milieu rural ?

Par Alain Pavé

Sans être un adepte du passéisme, du « c’était mieux avant », notre mémoire permet de percevoir ce que nous avons perdu et ce qui a été gagné au cours du temps et donc de pouvoir comparer avec « l’avant ». Prenons la référence de l’immédiate après-guerre dont nous sommes encore nombreux à nous souvenir grâce aux années gagnées. Mon espérance de vie
à ma naissance, en 1943, était d’environ 60 ans, hors prolongement de l’état de guerre. J’en ai 78 et encore actif. Et je ne suis pas le seul. De fait, j’ai la mémoire de ce qui s’est passé
notamment en matière de transformation des conditions et des cadres de vie, de ce qui nous
est immédiatement perceptible. Ces changements peuvent-ils expliquer un mal-être des
jeunes et des plus âgés ainsi que leurs adhésions à des mots d’ordre simplistes ? Ce n’est
sûrement pas par manque d’intelligence : les relations avec mes anciennes et anciens élèves,
avec les jeunes et avec les adultes qui m’entourent, sont là pour me le rappeler.

La biodiversité : bases biologiques, sensibilités et constructions sociales

Prenons le cas de la biodiversité, sujet que je connais assez bien si tant est que ce soit possible
pour cet océan de complexité. À ce sujet, un article a déjà été publié sous ma signature [1],
c’est bien un épisode 2, car les choses ont évolué. Ayant fait tout récemment une conférence
à ce propos, sur la base de 30 ans d’expérience et principalement d’engagement scientifique,
concrétisés par des décisions en matière de recherche individuelle et collective, de
nombreuses publications, convaincu de l’extrême importance de ce sujet, je m’aperçois que
les alertes à son propos continuent à se multiplier et sont reprises à l’envi ; elles sont
porteuses d’angoisses et profitent aux prédicateurs d’apocalypse et aux porteurs de passions
tristes. Au départ sujet scientifique d’avenir, un fil rouge pour l’étude du vivant comme
l’espérait Robert Barbault ; en fait, on voit cette ambition s’estomper, l’écologie reste
fortement mobilisée mais d’autres disciplines des sciences de la vie ne le sont pas encore et
les méthodologies sont souvent maladroittement utilisées. La dérive vers une écologie
politique n’a pas aidé, elle a été progressive et correspond à une pulsion profonde, on ne peut
l’ignorer. D’où la question : quelles ont été les transformations de notre environnement, des
territoires que nous habitons et des sensibilités des citoyens, en particulier des jeunes, qui
peuvent expliquer l’adhésion à des slogans rudimentaires et peu consistants, tout en
reconnaissant des aspects jugés négatifs, dont beaucoup sont bien réels ? La question posée
récemment par Elena Casetta : « La biodiversité : construction sociale ou concept
scientifique ? » est au centre du débat [2].

L’invariant ce sont les variations, oui mais...

Curieusement, on déploie des trésors d’imagination sur la diversité sans se référer aux
invariants fondamentaux comme les éléments du code génétique et son universalité, un
grand nombre de séquences communes aux êtres vivants, des processus largement partagés, comme le cycle de Krebs ou la voie d’Embden-Meyerhof pour les sucres, le support du code (ADN) et de la transcription (ARN), la photosynthèse, ou encore au niveau écologique la compétition, la prédation, la coopération… Comment à partir de ces invariants, certes nombreux mais limités, obtient-on globalement cette immense diversité, au point que Guiseppe Longo avance que la variation est l’invariant du vivant ? Comment, sans faire intervenir le hasard, l’aléatoire, la combinatoire produisant un énorme ensemble de
possibilités, bien que tout ne soit pas essayé et dont une faible fraction, mais encore
immensément grande, est fonctionnelle. Des variations autour de thèmes communs. D’un côté un nombre limité d’invariants de l’autre une énorme biodiversité au niveau des organismes, structures élémentaires fonctionnelles, autonomes et reproductibles presque à l’identique, ce presque dotant les ensembles d’organismes, à savoir les populations, de pouvoir évoluer. Notons enfin que l’étude des processus élémentaires a été conduite sur un nombre limité d’organismes appartenant à un nombre encore plus restreint d’espèces, une cinquantaine, ce sont les combinaisons et les différences d’expressions de ces processus qui engendrent de fait ce qu’on appelle la biodiversité.
Bien entendu, ce discours reconnaissons-le est brutalement réductionniste. On pourrait s’arrêter là et alors dire que tant que ces processus fondamentaux existent et quelques autres plus spécifiques aussi, pas de souci. Mais ce n’est pas le cas, car d’autres concernent les niveaux d’organisation supérieurs, ceux qu’étudie l’écologie, mais encore sont-ils toujours en nombre limité. Cependant, dans la pratique sociale, à notre échelle, on observe une sensibilité à ce que recouvre ce mot, même s’il est mal défini, sans doute parce qu’il recouvre une réalité complexe, comme celui de nature. À ce propos Condorcet écrivait : « la nature est un de ces mots dont on se sert d’autant plus souvent que ceux qui les entendent ou qui les
prononcent y attachent une idée peu précise » . Alors comment expliquer l’appétence pour la biodiversité, entité aussi évanescente ? Regardons de plus près.

Retisser les liens avec la nature ?

L’éloignement progressif du milieu rural, résultant de la vaste migration vers la ville, accéléré
depuis les années 1950, en serait-il plus ou moins responsable ? Ce milieu, jadis appelé
campagne, était perçu comme une nature certes modifiée mais pleine d’êtres vivants, autres
qu’humains. La concentration urbaine a été favorisée d’une part par la mise à disposition de
services publics et privés et, d’autre part, pour des raisons économiques (emplois, moindre
coût des aménagements collectifs et individuels, profits plus faciles à réaliser et à engranger,
spéculation possible, etc.), mais aussi pour des raisons sécuritaires, les oppida bien placés
étaient plus faciles à défendre que des groupes d’habitations dispersées. La concentration
urbaine continuant, nous nous trouvons alors dans un environnement trop souvent
contraint et morne, pauvre en autres êtres vivants dont la vue et les contacts nous manquent,
car nous avons évolué – au sens de l’évolution biologique – en leur compagnie. Les ensembles
de stimuli, provoqués par leur présence, agissent sur nos sens, sur notre physiologie, sur nos
comportements, sur notre imaginaire, voire sur l’expression de certains de nos gènes. Leur

absence crée un manque, un inconfort, voire un mal-être inconscient. Derrière le mot
biodiversité se cache la promesse de la retrouvaille, mais n’est-ce pas une fausse promesse ?
En effet, une partie de ses défenseurs la pense pour elle-même, « il faut sauver les ours
blancs » ai-je vu placardé sur le bord d’une route en Guyane, et dérivent vers un
affaiblissement inquiétant de l’humanisme. Il est bien que l’écologie entre dans la pensée et
la pratique politique, que l’écologie devienne politique est un détournement risqué, qu’elle
devienne idéologique est un danger : éloignement de la réalité et émergence d’inquisiteurs
potentiels. Est-ce l’émergence d’une nouvelle religion, de nouveaux intégrismes ?
Bien sûr, la ville est peuplée d’êtres vivants autres qu’humains, végétaux et animaux, soit par
notre volonté (parcs, animaux domestiques, plantes d’agrément, etc.), soit spontanément,
dont certains qualifiés de sauvages, comme le renard, animaux des villes, animaux des
champs, mais qui évitent les contacts, sans insister sur le rat, et aussi beaucoup d’adventices.
L’écologie urbaine a été développée pour l’étude de cette situation. Au total une biodiversité,
mais limitée en nombre et dans l’espace, donc interactions faibles en fréquence et en
amplitude avec les humains, assez attendue, qui ne compense qu’en faible partie la
multiplicité « campagnarde » et ses effets de surprise.
Enfin, en fonction de nos sensibilités nous adhérons à des valeurs matérielles et morales, il
nous arrive aussi d’en imaginer des nouvelles. La biodiversité est propice à cette émergence
soit dans sa globalité, soit relative à certaines de ses composantes et peut changer selon notre
situation : défendre l’ours blanc en Amazonie est plus facile que dans les régions subpolaires.
Elle est souvent compréhensible et admissible, mais un peu moins quand elle oblitère des
évolutions locales bien souhaitables sinon nécessaires pour la vie des humains. L’étude des
mécanismes sous-jacents relève des sciences humaines et sociales, mais faite avec beaucoup
de prudence. Ayant eu en main un dossier délicat d’aménagement, j’en avais discuté avec une
collègue sociologue qui me mit en garde : « ce qui se voit n’est souvent pas la raison
principale » ; elle avait raison, derrière un affichage « écologiste » se cachait des intérêts
prosaïquement pécuniaires.
L’adoption de valeurs peut relever de l’opinion, elle est par nature variable et porteuse de
contradictions, en revanche, rappelons que ce n’est pas le cas pour un fait scientifique. La
confusion est, à bien des égards, porteuse de conflits.

Que faire ?

La migration rural-urbain incontrôlée s’observe au niveau international et marque notre
territoire national, avec ses effets pervers, il a fallu une pandémie pour voir quelques retours
à la campagne, mais pour les plus aisés. Pour amplifier et prolonger ces mouvements,
abandonnons les illusions néolibérales d’auto-organisation, en réalité créatrices d’inégalités,
rendons le milieu rural attractif : équipements de ses communes, villages et petites cités, en
écoles, dispensaires et centres médicaux, hôpitaux, mise en place des réseaux de transports
efficaces, arrêtons la métropolisation à outrance, créons des universités et des centres de

culture populaires, favorisons l’implantation de commerces, dont, pourquoi pas, des
« bistrots », lieux de socialisation ; redonnons un vrai pouvoir aux édiles locaux.
Accompagnons et soutenons l’évolution de l’agriculture, productrice d’aliments et d’autres
biens, ainsi que d’aménités, sans oublier que l’agriculture est aussi une culture. En gros
répartissons notre population, les biens et activités tout en prenant en compte des
spécificités, comme éviter d’artificialiser à outrance, en préservant les terres fertiles ainsi
que les territoires symboliques d’une nature voulue, souhaitée, espérée. Et que ce
repeuplement ne soit pas seulement guidé par un effet de trop plein, mais par un projet
concerté et discuté démocratiquement, d’aménagement des territoires du niveau local au
niveau national, un projet politique à long terme, conçu et suivi avec l’appui d’une
modélisation adaptée, notamment pour représenter les dynamiques et structures spatiale
intégrant aussi les comportements [3], par exemple « multi-agents », méthodologie où
excellent plusieurs équipes en France [4] et grâce à laquelle la nécessaire interdisciplinarité
peut s’organiser. On peut parier qu’humains et autres êtres vivants, donc la biodiversité, s’en
porteront mieux grâce à une reconnexion bien pensée et bien réalisée : en rappelant que ce
n’est pas en excluant qu’on protège le mieux. Il nous revient de choisir notre nature et de
prévoir son évolution [4].

[1] Alain Pavé, La biodiversité entre croyance et connaissance. AOC, 19 avril 2019.
[2] Elena Casetta, La biodiversité : construction sociale ou concept scientifique ? In
« Protéger l’environnement. De la science à l’action » (Ely Mermans & Antoine C. Dussault),
Édition Matériologiques, Paris, 2021. Le livre mérite d’être consulté bien au-delà de ce
chapitre.
[3] Lena Sanders, Analyse spatiale de phénomènes sociaux : modèles simples versus
complexes, Actes du colloque Modélisation, succès et limites (Académie des
technologies/CNRS), Ed. 2018, 99-116.
http://academie-technologies-prod.s3.amazonaws.com/2018/02/21/12/18/39/948/Modelisation_Actes_DEF.pdf
[4] Pour prendre l’exemple récent de la pandémie Covid-19 cette modélisation montre la finesse
possible de l’approche, notamment dans la nature et l’amplitude des relations entre agents et les
conséquences.
Juliette Rouchier et Victorien Barbet, La diffusion de la Covid. Que peuvent les modèles. Édition
Matériologiques, Paris, 2020.
[5] Christian Lévêque, Sander Van der Leeuw (ed.). Quelles natures voulons-nous ? : pour une
approche socio-écologique du champ de l’environnement. Paris : Elsevier, 2003.

 

Alain Pavé est professeur émérite à l’université Claude Bernard Lyon 1 (Laboratoire de biométrie et de biologie évolutive, UMR 5558 CNRS), ancien directeur du programme Environnement, vie et société et du programme Amazonie du CNRS, membre de l’Académie des technologies et membre correspondant de l’Académie d’agriculture de France.

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